Résoudre un problème avec la méthode de Dr. House (et de Sherlock Holmes, son modèle) – 3ème partie

Sherlock Holmes assiste à un concert dans « La Ligue des rouquins », illustration de Sidney Paget pour la publication dans The Strand Magazine, 1891

3. Valider les hypothèses

Tester ses hypothèses scientifiquement

A ses étudiants qui lui demandaient s’il avait déjà eu tort dans ses inférences, Joe Bell racontait en riant que cela arrivait en quelques occasions, d’où sa recommandation de toujours chercher confirmation :

J. Bell, à un patient : « Ne seriez-vous pas musicien dans un orchestre ?

Le patient : Si !

J. Bell, in petto à ses étudiants : J’avais raison. Cet homme a une paralysie des muscles des joues, c’est lié au fait de trop souffler dans un instrument à vent. Il nous suffit de le confirmer.

J. Bell, au patient : Et de quel instrument jouez-vous ?

Le patient : De la grosse caisse”1.

Sherlock refuse de révéler ses théories avant de pouvoir les démontrer et n’hésite pas à donner de sa personne pour tester son hypothèse : dans une célèbre affaire il s’expose au criminel lui-même (avec Watson) afin de constater, in situ, son mode opératoire (Le Ruban moucheté, in Les Aventures de Sherlock Holmes).

House ne fixe pas non plus sa solution au doigt mouillé, même s’il en donne l’impression : “Alors, hydrocéphalie à pression normale, une fois ! Hydrocéphalie à pression normale, deux fois ! …” (S8-E4).

Pour lui tous les examens – même risqués ou invasifs – sont bons pour confirmer, ou plus souvent infirmer, une hypothèse : biopsie, coloscopie, scanner, angiographie viscérale, y compris s’il faut d’abord aller déterrer un mort (S4-E4).

De toute façon, l’intendance suivra : il faut pouvoir mobiliser une IRM dans la minute, et plus d’une fois l’onéreuse machine y laissera des plumes.

En dehors des examens, il donne parfois directement le traitement correspondant à la maladie qu’il soupçonne, pour voir si la situation s’améliore (ou s’aggrave), et en désespoir de cause c’est dans l’expérimentation pure qu’il cherche le salut : “On traite tout, le probable ou l’improbable » (S2-E21).

Sa (non)gestion du risque est la principale source de ses prises de bec avec Cuddy qui tente de le maîtriser comme la cavalière d’un cheval fou, soucieuse du sort des patients et de la responsabilité de l’hôpital : “Quand je t’ai embauché, je savais que tu étais cinglé. (…) J’ai provisionné 50.000 dollars pour les frais d’avocats” (S1-E9).

Prendre du recul, savoir s’aérer l’esprit

Holmes et House se montrent nonchalants et restent des heures à bailler aux corneilles (en tout cas c’est l’impression qu’ils donnent).

En réalité ils ont besoin de prendre du recul pour réfléchir mais une fois qu’ils ont flairé une piste, ils bondissent tels le félin émergeant de sa sieste pour fondre sur une proie : “Montez, Watson. Nous devons battre le fer tant qu’il est chaud” (La Boîte en carton, in Son dernier coup d’archet).

Idem quand House a une révélation, il “court” à travers l’hôpital sans que rien ne puisse l’arrêter, pas même la porte de l’ascenseur qu’il empêche de se refermer sans ménagement avec sa canne.

Mais la plupart du temps, ils sont proches de la contemplation. Sherlock est ainsi souvent perdu dans ses rêveries et s’installe pour fumer la pipe au moment où on s’y attend le moins :

“-Que comptez-vous faire, alors ? demandai-je.

Fumer, répondit-il. C’est bien un problème à trois pipes, je vous remercie de ne plus me parler pendant 50 minutes (La Ligue des rouquins, in Les Aventures de Sherlock Holmes)”.

Pendant les heures de travail, House se cache dans les salles de consultation pour dormir, ne rate jamais un épisode de sa série préférée “Passion sur ordonnance”, et peut passer la journée à jouer à la balle :

Cuddy : « Les autres médecins utilisent leur bureau pour faire des choses incroyables comme recevoir leurs patients. Pas jeter une balle contre un mur et appeler ça travailler.

Wilson : C’est son processus. Cette balle sauve des vies !” (S5-E10).

On les retrouve à l’opéra ou aux courses de Monster Trucks selon l’époque, Holmes mène diverses expériences et rédige des monographies, et House pratique le tir de patates en compétition (S7-E19).

La musique surtout est leur refuge et leur moyen d’expression : House passe le plus clair de son temps libre à jouer du piano, et Holmes à jouer du violon.

Quant à Joseph Bell, il écrivait de la poésie et jouait au tennis2, car ces temps de repos, de distraction et d’introspection sont indispensables pour ces esprits en ébullition, cela leur permet de digérer l’information pour mieux la traiter.

C’est aussi parce qu’ils s’évadent de leur affaire en cours qu’ils trouvent l’inspiration qui les mènera vers la solution.

Ainsi, en fin d’épisode, House est généralement frappé d’une illumination au détour d’une conversation anodine qui n’a pourtant rien à voir avec le cas médical, et il plante là son interlocuteur. Un mot l’a soudain fait penser à une hypothèse non imaginée jusque-là, comme lorsque Wilson lui reproche d’avoir piqué son sandwich et que cela lui évoque l’idée d’un parasite (*).

Simple astuce scénaristique ? Oui mais pas seulement. Plusieurs méthodes d’innovation cherchent à encourager la sérendipité en décentrant l’esprit du problème, par exemple prendre un mot au hasard dans le dictionnaire et chercher ce qu’il évoque.

En revanche, ce n’est pas à la drogue que House et Holmes doivent leur génie.

Pour Sherlock, c’est une façon d’obtenir artificiellement l’effet de la stimulation intellectuelle sans laquelle il tombe dans le désespoir. Chez House, la Vicodin est supposée réduire la douleur qu’il conserve à la jambe parce qu’il a refusé l’amputation, qui s’est transformée avec le temps en baromètre de son état psychologique.

C’est surtout l’épée de Damoclès qui menace leur précieux intellect, ce que Sherlock reconnaît lorsqu’il est sermonné par Watson et quand House comprend qu’il est en train de perdre la raison à cause de la Vicodin, il accepte d’être interné.

La série présente d’ailleurs crûment l’évolution d’un accro aux anti-douleurs (médecin, en plus) qui croit maîtriser la situation mais sombre corps et biens dans la toxicomanie : fausses signatures sur des ordonnances, sevrages et crises de manque, scarifications, Wilson qui le retrouve à demi inconscient dans son vomi, délires et hallucinations, accès de violence…

Alors, quelle activité – légale – choisir pour s’aérer l’esprit ? Idéalement quelque chose d’engageant et distrayant, mais pas trop exigeant pour laisser le cerveau travailler en parallèle, comme marcher, faire du sport ou avoir un hobby artistique3.

Réévaluer son approche en continu

House et Holmes pourraient être étourdis par leur propre réussite et devenir victimes d’un syndrome de toute puissance, car ce n’est pas la modestie qui les étouffe :

Wilson, poursuivant House dans le couloir de l’hôpital : « T’avais raison !

House : Évidemment que j’avais raison. On parle de quoi ?” (S3-E19).

Pourtant, en bons scientifiques, ils doutent et remettent en cause leur analyse dès qu’un nouvel élément apparaît : “J’étais arrivé à une conclusion complètement erronée, ce qui montre, mon cher Watson, combien il est toujours dangereux de raisonner à partir de données insuffisantes” (Le Ruban moucheté, in Les Aventures de Sherlock Holmes).

House ne s’entête jamais non plus dans une voie sans issue car pour lui “mieux vaut commettre un meurtre qu’un mauvais diagnostic” (S6-E5), et il sait reconnaître quand il fait fausse route :

Le père du patient : « Qu’est-ce qui ne va pas ?

House : Mon diagnostic. Je ne sais pas de quoi il souffre… on annule l’intervention ” (S4-E7).

Enfin, ils cherchent toujours à apprendre de leurs échecs car contrairement à leur réputation, ils sont loin d’être infaillibles.

Pour House, cela se manifeste par la mort de plusieurs patients et le cas resté inexpliqué d’Esther Doyle (!), 73 ans, qui le poursuivra comme un fantôme pendant 12 ans jusqu’à ce qu’il trouve un petit garçon atteint des mêmes symptômes qu’il puisse enfin diagnostiquer (S2-E17).

Watson annonce dès les premières lignes de La Figure jaune (in Les Mémoires de Sherlock Holmes) qu’il va raconter une erreur de Sherlock ; une affaire que ce dernier lui demande de lui rappeler s’il devient trop confiant (ce texte mérite aussi le détour pour son message antiraciste, frappant pour l’époque).

Sherlock admet d’ailleurs dans les Cinq pépins d’orange avoir été défait par quatre personnes – trois hommes et une femme, la légendaire Irene Adler qui l’entourloupe dans Un Scandale en Bohême (in Les Aventures de Sherlock Holmes).

Creuser toujours plus, revenir en arrière, accepter l’échec, c’est le lot de la recherche scientifique. Le processus est donc itératif et passe par des temps de pause et de distraction pour aider le cerveau à traiter l’information, jusqu’à obtention d’une démonstration formelle.

***

L’art du diagnostic selon Holmes et House repose donc sur une méthodologie stricte et systématique mais aussi sur des qualités qui peuvent se cultiver, si possible en évitant les excès associés. On peut résumer la démarche en 7 étapes et principes :

  • Cadrer le problème : que cherche-t-on ?
  • Observer, chercher des informations accessibles
  • Identifier le maximum d’hypothèses, être ouvert et s’entourer de partenaires divers
  • Utiliser la logique, apprécier la probabilité des hypothèses en reliant à ses connaissances
  • Tester, créer un protocole scientifique pour valider les hypothèses
  • Prendre du recul
  • Refaire les étapes aussi longtemps que nécessaire…

Plus de 10 ans après sa fin, Dr. House reste une des séries d’enquêtes les plus audacieuses et les mieux écrites.

Malgré quelques saillies “housiennes” qui nous font sauter aujourd’hui au plafond, elle reste très drôle et Gregory House est devenu un personnage de la culture populaire, jusqu’à être immortalisé avec sa canne en fresque de Street Art réalisée par Invader sur la façade de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris4.

Quant à Sherlock, ses innombrables adaptations ne lui ont pas toutes rendu justice. On l’imagine volontiers avec Watson en messieurs respectables, vêtus de robes de chambre en velours, qui devisent en fumant la pipe dans leurs fauteuils de Baker Street. Pourtant au début de leurs aventures ce sont de jeunes hommes qui courent comme des lapins et sautent à la gorge des criminels, et d’ailleurs Sherlock pratique la boxe.

L’œuvre de Conan Doyle traverse le temps grâce à une écriture et des intrigues toujours modernes et pleines d’humour, et c’est à peine si on remarque que le cab est tiré par des chevaux.

La série Sherlock de la BBC, écrite par Mark Gatiss et Steven Mofatt, adaptation virevoltante qui se déroule de nos jours avec Benedict Cumberbatch et Martin Freeman, est ainsi très proche de l’esprit des livres.

Car ce que décrit Conan Doyle, ce n’est pas une époque, mais une personnalité et surtout une mécanique qu’il s’amuse à décortiquer. Et si Sherlock n’est pas avare de détails sur sa méthode c’est parce qu’il adore faire le malin en expliquant comment il est arrivé à sa solution :

“-Excellent ! m’écriai-je,

-Élémentaire ! dit-il » (L’Homme tordu, in Les Mémoires de Sherlock Holmes).


  1. E. M. Liebow, Dr. Joe Bell, Model For Sherlock Holmes, University of Wisconsin, P. Press, 1982, éd. 2007 ↩︎
  2. Note 1 ↩︎
  3. M. Konnikova, Mastermind, How To Think Like Sherlock Holmes, Canongate, 2013 ↩︎
  4. Lemonde.fr, Le Dr. House fait le mur à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 24 juin 2016 ↩︎

(*) Pour retrouver ces épisodes: S1-E2, S1-E11, S8-E10, S4-E1, S5-E8, S7-E4, S3-E14

Toutes les traductions sont libres.